Caractères ordinaires

Bibliotheques Paris

Bibliotheques / Bibliotheques Paris 527 Views comments

La BnF accueille tous les ans des chercheurs associés qui conduisent un travail au plus près de ses collections.& Aurélien Vret présente l’avancement de ses recherches menées à la Bibliothèque de l’Arsenal autour de son projet :& Pourquoi il est necessary de faire de la typographie contemporaine à la BnF, et ce que cela change pour l’avenir de la création artistique en& général.

Débuts de la fonderie Laurent & Deberny

Malgré le soutien financier que Mᵐᵉ Laure de Berny (1777-1836) apporta à Honoré de Balzac1, c’est son fils qui redressa l’établissement après la dissolution de la Fonderie Balzac et Cⁱᵉ. Entre le 1ᵉʳ août 1827 et la 16 avril 1828, la fonderie en caractères avait changé trois fois de mains. D’abord situation de la Maison Laurent, elle prit la raison sociale Laurent, Balzac, et Barbier pour ensuite devenir Laurent, Balzac, et Mᵐᵉ de Berny. Laurent reprit l’entreprise en qualité de liquidateur. Quelques mois plus tard la raison sociale de la fonderie se transforma une dernière fois pour adopter la forme Laurent et Deberny2, après une dernière entrée au capital de 18 000 francs chacun. C’est à ce moment que le jeune Alexandre de Berny3 âgé de 19 ans, prit la tête de l’établissement en remplacement du fondé de pouvoir qui le représentait avant sa majorité. On peut dater précisément l’arrivée d’Alexandre de Berny (1809-1881) à la course de Laurent et Deberny au 16 avril 18284. Cette raison sociale perdura jusqu’en 1877, date à laquelle Charles Tuleu (1851-1934) match son entrée dans la firme comme associé. L’entrée au capital de Mᵐᵉ de Berny ne suffit pas à renflouer les dettes de Balzac et celui-ci resta débiteur vis-à-vis de la famille de Berny, qui remboursa ses créances auprès d’Alexandre de Berny avec de nombreuses œuvres issues de sa collection particulière5.

La gravure en typographie au XIXᵉ siècle

poinçon en acier, gravé par Constant et Auguste Aubert
poinçon en acier, gravé par Fixed et Auguste Aubert, corps 6 pts Didot, fonderie Laurent & Deberny, 17 rue Visconti, Paris, 1878, Objet Mandel 196, bibliothèque de l’Arsenal, BnF, copy numérique d’Aurélien Vret.

Dans un même groupe d’objets du fonds Mandel, on trouve des poinçons en acier estampillés avec la marque de la fonderie «Deberny» et la même signature «Aubert» qui correspond aux graveurs qui les ont taillés. Chaque poinçon de ce groupe se distingue soit par le corps inscrit à chaque fois au-dessus de l’estampille de la fonderie sur le chant de chaque poinçon, soit par le caractère gravé sur le poinçon. Voici un premier poinçon de ce groupe marqué par une estampille que l’on peut voir à partir d’un agrandissement.

Estampilles «6, Deberny, Aubert», gravé par Constant et Auguste Aubert
Estampilles «6, Deberny, Aubert», gravé par Constant et Auguste Aubert, corps 6 pts Didot, fonderie Laurent & Deberny, poinçon en acier, Objet Mandel 196, copy numérique d’Aurélien Vret.

Ce corps 66 correspond au plus petit caractère gravé sur un poinçon du fonds Mandel. Pour ce corps très petit on remarque que la tête de la tige recevant le dessin du caractère est limée légèrement de biais par rapport au tronc. À partir de la seize numérique du poinçon on peut mesurer le déport de la face taillée de biais par un angle d’environ 10°. C’est le seul poinçon de ce groupe à être gravé de biais. Notons que l’extrémité du tronc de pyramide subit le même décalage.

Tronc de pyramide taillé de biais, gravé par Constant et Auguste Aubert
Tronc de pyramide taillé de biais, gravé par Constant et Auguste Aubert, corps 6 pts Didot, poinçon en acier, fonderie Laurent & Deberny, Objet Mandel 196, copy numérique d’Aurélien Vret.

Le Dictionnaire des arts et manufactures, écrit par Charles Laboulaye7 (1813-1886), permet de comprendre les différentes étapes de la gravure des poinçons en acier à la même époque8, ainsi que sa place dans la fonderie de caractères qui les emploie:

Le travail du graveur, que ni le fondeur ni l’imprimeur ne peuvent modifier et qu’ils peuvent seulement reproduire, exige par cela même le plus grand soin.

Ces poinçons en acier sont les premiers objets utilisés pour recevoir la forme définitive du caractère qui sera ensuite frappé dans une matrice en cuivre rouge9. L’inclinaison donnée à la tête de la pyramide a sans doute une fonction précise pour la frappe dans la matrice d’un très petits corps. Comme l’explique Charles Laboulaye, l’usage d’un balancier est à exclure pour les caractères avec des empattements fragiles. Il a l’inconvénient de détruire ces events du caractère à trigger des forces de torsion qu’il applique au poinçon. On peut donc en déduire que cette inclinaison est utilisée pour faciliter la frappe manuelle et donner plus de précision lors de cette opération délicate10:

On tient dans la essential gauche le poinçon dont on a bien nettoyé la surface, et on le présente au milieu du cuivre; là, au moyen d’un marteau qu’on tient dans la primary droite, on forme une empreinte peu profonde du poinçon. Si la lettre incline trop à droite ou à gauche, on tourne un peu le poinçon, et on fait une seconde empreinte au-dessus de la première; après celle-là, une autre, toujours en corrigeant la place du poinçon. On arrive ainsi au point où doit être frappée la matrice, et alors on enfonce le poinçon à coups de masse jusqu’à la profondeur nécessaire. On conçoit que si on porte un coup à fake, si on tient le poinçon obliquement, on fait éclater de suite les traits fins des lettres; accident auquel il n’y a d’autre remède que de refaire le poinçon.

Le dessin du caractère est toujours gravé à l’envers, par symétrie horizontale, vis-à-vis du modèle qu’utilise le graveur. Par la frappe dans la matrice le caractère retrouve son sens d’origine, puis est à nouveau inversé lors de la fonte dans les moules11. Ce n’est que lors de l’impression en caractères mobiles que le dessin du caractère retrouve son sens d’origine. Le caractère représenté dans ce corps 6 est donc la lettre «p» et non pas la lettre «d» puisqu’on distingue un empattement qui se déporte des deux côtés du fût descendant. La forme de cet empattement est une forme récurrente dans les typographies du XIXᵉ siècle; elle permettait à l’époque de distinguer le dessin du «p» et du «q» par rapport à celui, très similaire, du «d» et du «b». Forme que les ouvriers des fonderies et des imprimeries pouvaient éventuellement confondre lors de la composition.

poinçon en acier, gravé par Constant et Auguste Aubert
Troisième série des caractères ordinaires, «p», corps 6 pts Didot, gravé par Constant et Auguste Aubert, poinçon en acier, hauteur de x de 1,2 mm, fonderie Laurent & Deberny, 17 rue Visconti, Paris, 1878, Objet Mandel 196, bibliothèque de l’Arsenal, BnF, copy numérique d’Aurélien Vret.

Sans entrer dans le détail de toutes les opérations de gravure de ce poinçon, il importe d’analyser les procédés qui ont permis sa fabrication. Malgré la très petite taille de cette gravure on distingue un dessin parfaitement internet. La hauteur de x de ce caractère mesure12 à peine 1,2 mm. Pour travailler à cette échelle très réduite le graveur de poinçons utilise une loupe à courtroom lobby13. Après avoir dégrossi la tige d’acier à la lime, la première opération de gravure consiste à reporter le dessin du caractère, à l’envers, avec une pointe à tracer. Il s’agit ensuite à chaque fois de dégager la contre-forme du caractère, c’est-à-dire de former le vide intérieur de la lettre par une première frappe sur le poinçon14:

Le contre-poinçon donne un creux internet et profond, qui évite l’inconvénient que la lettre se remplisse d’encre; aussi les graveurs, qui emploient peu le contre- poinçon, créent difficilement des caractères exempts de ce défaut. Quant aux talus extérieurs, ils doivent être très allongés, afin que le caractère n’engraisse pas par la moindre usure. Cette condition n’est guère remplie que dans les fonderies qui font graver, et n’ont besoin d’obtenir qu’une frappe de leurs poinçons, mais ne l’est que rarement par les graveurs qui vendent des matrices, vu que les poinçons ainsi faits cassent bien plus fréquemment.

Une fois le creux formé, le dessin extérieur du caractère est dégrossi à la lime. Le graveur utilise ensuite des échoppes et des burins pour fixer les contours intérieurs, puis une petite lime pour les contours extérieurs. Le caractère ainsi gravé est ensuite poncé à la verticale sur une pierre à huile pour égaliser la floor du dessin et augmenter si nécessaire la graisse de l’ensemble des traits.

Frappe du contre-poinçon sur le poinçon
Frappe du contre-poinçon sur le poinçon dans: «Gravure en typographie», Charles Laboulaye, Dictionnaire des arts et manufactures et de l’agriculture, formant un traité complet de technologie, Tome deuxième, Librairie du Dictionnaire des arts et manufactures, sixième édition, Paris, 1886, p. 11, 4-V-1872 (2,E-M)

Un second poinçon en acier de ce groupe présente une autre spécificité. Contrairement au premier, le haut de sa tige est parfaitement perpendiculaire et ne présente aucune rotation. Cela s’explique par le fait que le caractère, une lettre capitale, est gravé dans un corps plus grand, comme en témoigne l’estampille placée au même endroit sur le poinçon.

Poinçon en acier encoché, gravé par Aubert Fils,
Poinçon en acier encoché, gravé par Aubert fils, corps 14 pts Didot, fonderie Deberny & Cⁱᵉ, 17 rue Visconti, Paris, 1886, Objet Mandel 225, bibliothèque de l’Arsenal, BnF, copy numérique d’Aurélien Vret.

La coupe particulière du tronc de pyramide du poinçon, avec une entaille rectangulaire, s’arrêtant juste au-dessus du caractère gravé, a une fonction très précise. On le nomme poinçon encoché15. De même, les encoches qui entaillent l’acier de manière régulière sur le chant opposé du tronc de pyramide servent au même utilization. Dans cette seconde copy du poinçon vu du haut, on remarque l’espace laissé au-dessus de la lettre capitale «E», gravée à l’envers. Sa hauteur est de three,7 mm.

«E» encoché, gravé par Aubert Fils
Série № 16 des caractères ordinaires, gravé par Aubert fils, «E» encoché, corps 14 pts Didot, poinçon en acier, hauteur de capitale de three,7 mm, fonderie Deberny & Cⁱᵉ, 17 rue Visconti, Paris, 1886, Objet Mandel 225, bibliothèque de l’Arsenal, BnF, copy numérique d’Aurélien Vret.

On devine que le graveur de poinçons a retiré une partie du métal et a taillé à ras le haut de la pyramide pour pouvoir disposer un second élément en acier sur lequel est gravé un accent postiche16:

Les lettres qui portent des accents, comme les voyelles, le ç, and so on., après avoir été frappées seules, le sont ensuite avec ces différents signes que l’on adapte au poinçon. Pour cela, on fait à celui-ci une petite encoche de 6 à 8 lignes du côté où l’accent doit exister; puis on grave chaque accent sur des petits morceaux d’acier qui se placent dans cette entaille. On trempe ces accents, qui servent ainsi à toutes les lettres; on les pose successivement sur chaque poinçon, auquel on les réunit au moyen d’un bon fil, dont on a préparé la place par de petites entailles transversales qui l’empêchent de glisser, et on serre fortement.

Par cette opération, le graveur peut ensuite frapper plus rapidement les différentes matrices de caractères accentués à partir de la gravure du même poinçon encoché. Cet usinage du poinçon était déjà pratiqué au XVIIIᵉ siècle, comme le mentionne le Manuel typographique de Pierre-Simon Fournier (1712-1768), dit aussi «Fournier le jeune», dont voici un détail de la planche reproduisant l’opération d’accentuation.

Poinçons encochés
Poinçons encochés dans: Pierre-Simon Fournier, Manuel typographique, utile aux gens de lettres & à ceux qui exercent les différentes parties de l’Art de l’Imprimerie, Tome I, Chez Barbou, Paris, 1764, P. IV, 16-MANDEL-61 (1)

Le choix de l’acier employé pour la gravure des poinçons de l’époque est aussi documenté par Charles Laboulaye17:

Ce qu’il faut d’abord considérer avant de procéder à la gravure est de choisir de l’acier de bonne qualité, qui prenne bien la trempe sans être sujet à s’égrener. L’acier fondu Huntzmann satisfait très bien à ces circumstances, sa trempe très dure ne laisse courir aucune probability de déformation des traits fins, et occasionne rarement la rupture de quelques parties.

Cet acier de première fusion venait d’Angleterre et était fondu en barre dans des fours spécifiques utilisant des fourneaux de réverbère18:

Ces […] variétés d’acier sont très-homogènes; ils prennent à la trempe dans l’eau une grande dureté jointe à une grande ténacité, qui les rendent susceptibles de former des burins, des ciseaux propres à couper le fer, l’acier, la croûte dure de la fonte, sans rebrousser, grainer ni casser; ils sont employés pour faire la belle coutellerie wonderful, et sont susceptibles de recevoir un superbe poli noir, surtout le Huntzmann.

C’est vraisemblablement un acier que Pierre-Simon Fournier ne connaissait pas lorsque celui-ci écrivait son Manuel typographique puisqu’il recommandait celui d’Allemagne plutôt que celui venu d’Angleterre qu’il considérait comme «trop fin et trop cassant pour ce style d’ouvrage»19.

Les caractères gravés par les frères Aubert

Les frères jumeaux Fixed et Auguste Aubert20 sont nés le 28 avril 1829 à Besançon. En 1837, à l’âge de 18 ans, ils arrivent à Paris, et débutent leur apprentissage chez le graveur de poinçons et fondeur Bertrand Lœulliet21, formé lui-même par Ambroise-Firmin Didot et domicilié 7 rue Poupée. Ils s’installent ensuite à leur compte au 1 rue des Grands-Augustins22, et gravent plusieurs caractères de labeur, des alphabets cursifs, et des vignettes qu’ils fondent eux-mêmes. Ils commencent à graver des caractères pour la fonderie Laurent & Deberny à partir de 184823 et jusqu’à leur mort. Comme Bertrand Lœulliet, Fixed Aubert était graveur à l’Imprimerie Nationale. Celui-ci grava un grand nombre de caractères non latins24 et fut nommé comme professional pour deux inventaires décennaux.

La première point out des Frères Aubert en tant que graveurs employés par la fonderie determine dans une des Épreuvres de fin d’année, datée du 15 novembre 1886, et intégrée à un spécimen de l’ancienne fonderie Laurent & Deberny, qui apparaît sous la nouvelle raison sociale Deberny & Cⁱᵉ. C’est vraisemblablement Charles Tuleu qui fut à l’initiative de cette publication, «voulant rendre justice à ses graveurs et faire connaître ceux de ses collaborateurs qui avaient personnellement gravé les varieties exposés»25.

Spécimen, Deberny & Cⁱᵉ
Épreuves de fin d’année de 1883 à 1900, Deberny & Cⁱᵉ, 17 rue Visconti, Paris, 1886, RES G-Q-207

Cette Épreuve de fin d’année contribue à plus d’un titre à l’identification des poinçons gravés par les Frères Aubert, puisqu’elle mentionne la création d’une nouvelle version d’une série de caractères typographiques importante pour les fonderies Laurent & Deberny et Deberny & Cⁱᵉ, avec le nom des graveurs qui l’ont créé. Il s’agit des séries de «caractères ordinaires», qui seront sans cesse retravaillées et gravées par les Frères Aubert, ainsi que par les autres26 graveurs de poinçons employés par la fonderie.

Spécimen de caractères et ornements typographiques, Maison Laurent et Deberny
Troisième Série des Caractères Ordinaires, Spécimen de caractères et ornements typographiques, Maison Laurent et Deberny, Deberny & Cⁱᵉ, 17 rue Visconti, Paris, 1878, p. 11, Bibliothèque Forney, RES PEI 413 Fol

Le Spécimen de caractères et ornements typographiques, Maison Laurent et Deberny27 est le premier à contenir une présentation de la fonte nommée «Troisième Série des Caractères Ordinaires» correspondant au poinçon de corps 6 étudié en premier. Le caractère gravé sur le poinçon a exactement le même dessin que le «p» de la fonte que l’on peut comparer avec le «p» de «peuple», et tous termes comportant un «p» dans le texte présentant cette troisième série de caractères ordinaires en 1878.

Spécimen de caractères et ornements typographiques, Maison Laurent et Deberny
Troisième Série des Caractères Ordinaires, corps 6 pt Didot, Spécimen de caractères et ornements typographiques, Maison Laurent et Deberny, Deberny & Cⁱᵉ, 17 rue Visconti, Paris, 1878, Bibliothèque Forney, RES PEI 413 Fol, agrandissement du spécimen de caractères, permettant d’identifier le premier poinçon.

L’apparition de la première série de «Caractères Ordinaires» dans les spécimens de la fonderie Laurent et Deberny date de 187028. Mais le spécimen de 1878 marque en même temps un changement necessary pour la fonderie puisqu’il coïncide avec le moment où la raison sociale Laurent & Deberny devient Deberny & Cⁱᵉ. On retrouve les deux raisons sociales inscrites sur le frontispice de ce spécimen29. On peut en déduire que ces modifications indiquent aussi l’arrivée de Charles Tuleu, formé d’abord à l’École Polytechnique, à la tête de la nouvelle fonderie. En réalité, Charles Tuleu étant le fils naturel d’Alexandre Deberny, comme nous l’apprend Charles Peignot en 1970, cette nomination correspondait à une certaine continuité familiale30:

En bon saint-simonien, Alexandre Deberny resta célibataire. Mais il avait eu un enfant naturel (ce que mes mother and father m’ont toujours caché) avec une fermière de la campagne des environs de Paris, Deuil ou Montmorency: cet enfant, c’était Charles Tuleu, avec lequel Alexandre Deberny s’associa en 1877. Or, Charles Tuleu a épousé la sœur ainée de mon père Jeanne Peignot… [Ils] n’eurent pas d’enfant. Homme fin, cultivé et discret, Charles Tuleu se retrouva en 1881, date de la mort de son père et associé, propriétaire de la fonderie. De 1881 à 1914, Charles Tuleu a été seul responsable de la fonderie Deberny […]

Les autres poinçons correspondent aussi à d’autres «séries» des «Caractères Ordinaires». Dans le fonds Mandel de l’Arsenal on retrouve trois autres poinçons estampillés «Deberny» avec la signature «Aubert» et portant l’estampille du même corps. Ils correspondent à la même fonte que celle du «E» étudié précédemment. On la retrouve dans un autre spécimen conservé à la bibliothèque de l’Arsenal et présentant La Série №16 des caractères ordinaires de la Fonderie Deberny & Cⁱᵉ, lors de L’Exposition universelle de Lyon de 1894.

Spécimen de caractères, de la Fonderie Deberny & Cⁱᵉ
La Série №16 des caractères ordinaires de la Fonderie Deberny & Cⁱᵉ, corps 14 pt Didot, gravé par Aubert fils, Fonderie de caractères d’imprimerie Deberny & Cⁱᵉ, 58 rue d’Hauteville, Paris, 1894, p. 11, bibliothèque de l’Arsenal, EST-481

Le spécimen présente chaque corps avec le graveur qui l’a taillé. Ce qui permet de restituer pour cette fonte le rôle de graveur avec une grande précision: les corps 6 au corps 12 (avec les italiques) sont de la most important de Fixed Aubert; sauf le corps 11 gravé par son frère Auguste. Le fils de Constant Aubert a quant à lui gravé avec son père le corps 10 (avec son italique), et seul l’ensemble des corps 14 au corps 18.

spécimen de la Fonderie Deberny & Cⁱᵉ
La Série №16 des caractères ordinaires de la Fonderie Deberny & Cⁱᵉ, corps 14 pt Didot, gravé par Aubert fils, Fonderie de caractères d’imprimerie Deberny & Cⁱᵉ, 58 rue d’Hauteville, Paris, 1894, p. 11, bibliothèque de l’Arsenal, EST-481, agrandissement du spécimen de caractères d’Aurélien Vret, permettant d’identifier le poinçon.

On peut comparer le même «E» de «CHAPITRE» avec le«E» capital dont voici l’agrandissement. Il correspond au même corps 14, de la même fonte, que cet autre poinçon du chiffre «5» estampillé de façon identique. Le même spécimen permet d’établir son appartenance à La Série №16 des caractères ordinaires, dans le corps 14. L’ensemble des poinçons estampillés dans ce corps ont donc été gravés par le fils de Fixed Aubert, comme le mentionne déjà l’Épreuve de fin d’année de 1886, annonçant la publication de la fonte par Deberny & Cⁱᵉ.

poinçon en acier, gravé par Aubert Fils
Série № 16 des caractères ordinaires, gravé par Aubert fils, «5», corps 14 pts Didot, poinçon en acier, hauteur de capitale de 3,7 mm, fonderie Deberny & Cⁱᵉ, 17 rue Visconti, Paris, 1886, Objet Mandel 196, bibliothèque de l’Arsenal, BnF, copy numérique d’Aurélien Vret.

L’écriture et ses sensations: quand la typographie rencontre l’ophtalmologie

Les séries de «Caractères Ordinaires» initiées par la fonderie Laurent & Deberny et poursuivies par Deberny & Cⁱᵉ se distinguent par le suivi scientifique dont elles ont fait l’objet par le docteur Émile Javal (1839-1907). Formé à l’École des Mines de Paris31 (promotion 1860), il a également créé le laboratoire d’ophtalmoscopie (1878-1898) à la Sorbonne. Émile Javal connaissait très probablement Alexandre de Berny puisqu’il précise dans une observe d’un article publié en juin 1881, que des «caractères extrêmement grêles» lui furent «[o]bligeamment prêtés par M. Deberny»32. Alexandre de Berny avait prêté à Javal une épreuve de caractères gravés par M. Metteroz afin d’étayer les démonstrations optiques de l’ophtalmologue. Alexandra de Berny ne lira jamais l’article publié puisqu’il décédera à Montmorency le 15 juin. Après la mort de son père, Charles Tuleu collaborera de manière beaucoup plus étroite avec Émile Javal pour l’élaboration de nouvelles séries de «Caractères Ordinaires»33:

C’est ce qu’a compris M. Tuleu, le savant directeur de la fonderie Deberny, lorsqu’il créa sa «série dix-sept», laquelle dérive, pour toutes les grosseurs de points, de sa «série seize» par l’allongement des longues supérieures. Il est possible que bien peu de lecteurs de ce quantity se sont aperçus que l’œil du 8 et du 9 employés sont identiques. Il est non moins possible que le lecteur n’a pas remarqué non plus que le présent alinéa, composé en neuf plein, de la «série dix-sept», ne diffère de l’alinéa précédent en 8 interligné que par la dimension des lettres longues supérieures: on avouera que ce neuf plein est préférable au huit interligné d’un level.

Avant de se préoccuper principalement de la Physiologie de la lecture et de l’écriture, Émile Javal a d’abord traduit en 1867 L’Optique physiologique d’Hermann von Helmholtz (1821-1894). Les théories du savant allemand sur les sensations visuelles contribueront à perfectionner la recherche sur l’ophtalmologie et la notion des couleurs34:

Les représentations que nous nous formons des choses ne peuvent être que des symboles, des signes naturels des objets, dont nous apprenons à nous servir pour régler nos mouvements et nos actions.

Cette manière d’interpréter le seen, tournée vers la sensation, aura une grande influence sur les peintres modernes voulant se démarquer de la peinture impressionniste. En reprenant l’analyse de Georges Roques35, on peut établir que Hermann von Helmholtz et Paul Cézanne partageaient la même conception de la notion. Comme le peintre le rapporte dans une lettre à Émile Bernard en 1904: «peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser ses sensations»36.

Hermann von Helmholtz, Optique physiologique
Hermann von Helmholtz, Optique physiologique, traduction Émile Javal et Néphtali-Théodore Klein, Victor Masson et Fils, 1867, Paris, p. 579-580, 8-TB58-40

Le travail d’Émile Javal, réalisé en collaboration avec la fonderie Deberny & Cⁱᵉ, peut être envisagé comme une software à la typographie des théories d’Helmholtz. La Série № 16 des caractères ordinaires, initiée par les Frères Aubert, est donc le fruit de ces théories physiologiques comme Javal l’explique lui-même37:

Malgré ma cécité, j’ai tâché de choisir, pour l’impression du présent volume, des caractères aussi conformes que attainable à mes idées. J’ai pu ainsi prendre dans le catalogue de Deberny, le présent sort. En le gravant, l’artiste avait tenu compte, dans une assez grande mesure, de desiderata publiés par moi, dès 1878.

La query se pose donc également pour la Troisième série des caractères ordinaires, gravée en 1878, soit la même année que la première publication d’Émile Javal38, exposant une série de mesures «hygiénistes» à prendre pour lutter contre la myopie. Ces mesures seront étoffées dans son article de 1881, et de manière encore plus détaillée dans sa Physiologie de la lecture et de l’écriture de 1905.

Émile Javal
Émile Javal, Physiologie de la lecture et de l’écriture, Félix Alcan éditeur, 1905, p. 226, University School London Library Providers, OPHTHALMOLOGY HC350 JAVAL [3]

Cette dernière publication marque aussi un tournant technologique dans l’étude de la typographie puisque la réduction et l’agrandissement photographique apparaissent et permettent de comparer différentes formes de caractères d’imprimerie39. Émile Javal s’en sert pour montrer quelles modifications de détail apporter à plusieurs variantes de La Série № 16 des caractères ordinaires – quitte à rendre ces innombrables ajustements presque invisibles pour le lecteur étranger aux problèmes de lisibilité.

À trigger de sa myopie évoluant en cécité, Javal s’est beaucoup préoccupé du dessin optimal à donner à la typographie compacte et à son interlignage. La manière de tailler les empattements des caractères est un autre point sur lequel l’ophtalmologue a influé sur la gravure de La Série № 16 des caractères ordinaires, dès 1886. Dans L’évolution de la typographie considérée dans ses rapports avec l’hygiène de la vue de 1881, Javal évoque la forme à leur donner en se référant à un modèle plus ancien. «Jaugeon dessinait des empatements d’une extrême élégance, dont nous pensons aussi pouvoir annexer plus tard des reproductions», et dont le modèle avait été commandé à l’Académie des sciences40:

En 1692, Louis XIV ordonna qu’une typographie spéciale fût gravée pour le service de son imprimerie. L’Académie des sciences, consultée sur la forme qu’il conviendrait de donner aux nouveaux varieties, nomme une fee dont le rapport, déposé au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale et qui n’a jamais été publié, est accompagné d’un grand nombre de gravures, dont les planches sont conservées à l’Imprimerie nationale41. […] Pour conclure, nous proposons l’adoption d’un empatement arrondi, analogue à ceux dessiné par Jaugeon, plus courtroom encore qu’aucun de ceux adoptés jusqu’à ce jour; nous y trouverons l’avantage d’une plus grande netteté, surtout pour les très petits caractères, dont l’empatement, seen seulement à la loupe, aura pour seul effet d’augmenter la lisibilité; pour les caractères plus grands, où la forme de l’empatement sera visible, nous nous rapprocherons des varieties dessinés par Jaugeon pour l’Imprimerie royale, qui n’ont jamais été exécutés, et qui nous paraissent réunir à la fois les meilleures circumstances d’élégance, de solidité et de visibilité.

En comparant les modèles de lettres du manuscrit Français 9157 de Jacques Jaugeon (1646?-1724) et les poinçons gravés par les Frères Aubert, l’on peut aller encore plus loin dans la comparaison formelle entre la supply documentaire et les poinçons gravés.

agrandissement et comparaison des deux modèles de lettre capitale E
agrandissement et comparaison des deux modèles de «[autre] Development de la Lette capitale droite, E» et «Development des Lettres E [et F], Dessiné et gravé par L. Simoneau en 1716» dans Description et perfection des arts et métiers, des arts de construire les caractères, de graver les poinçons de lettres, de fondre les lettres, d’imprimer les lettres et de relier les livres, par monsieur Jaugeon, de l’Accadémie royale des Sciences. 1704, Ms Français 9157, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9072486r/f364.item et https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9072486r/f342.item

Par exemple, on trouve dans le Français 9157 de Jacques Jaugeon deux modèles de development de la capitale «E» et dessinés sur deux grilles différentes. Le premier modèle, pour «lettres maigres», est bâti sur une grille de 42 × 42 modules, soit 1764 carrés et le second sur une grille de 48 × 48 modules, soit 2304 carrés. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail des différentes variations de development des lettres conçues par Jacques Jaugeon. Mais Émile Javal a eu connaissance de ces différentes variations du dessin de chaque lettre, puisqu’il mentionne lui-même une version du modèle de caractères non publié, qui ne fut pas gravée par Philippe Grandjean de Fouchy (1666-1714) pour l’imprimerie royale. On peut avancer l’hypothèse que les Frères Aubert ont utilisé le modèle des lettres maigres de gauche pour déterminer l’épaisseur de leurs pleins et déliés. Le modèle de droite, plus gras, utilise a contrario un contraste plus marqué entre l’empattement inférieur de la lettre par rapport à la jonction de la traverse et du fût. Comme cela est représenté en bas à gauche sur le tracé régulateur: le diamètre du cercle ayant pour centre b est beaucoup plus grand que le diamètre du cercle ayant pour centre e. Le rapport de proportion dans la jonction de la traverse et du fût se retrouve aussi dans la gravure des Aubert pour leur «E». Par contre les graveurs de Deberny & Cⁱᵉ sont allés plus loin dans l’uniformisation du dessin de leurs lettres capitales en reportant la jonction de la traverse et du fût aux events supérieures. Ce détail est une rupture par rapport au modèle de Jacques Jaugeon qui reste conforme à la custom épigraphique latine, et appliqué par les premiers graveurs de poinçons comme Nicolas Jenson42.

poinçon en acier, gravé par Constant Aubert,
Série № 16 des caractères ordinaires, gravé par Aubert fils, «E» encoché, corps 14 pts Didot, poinçon en acier, hauteur de capitale de three,7 mm, fonderie Deberny & Cⁱᵉ, 17 rue Visconti, Paris, 1886, Objet Mandel 225, bibliothèque de l’Arsenal, BnF, copy numérique d’Aurélien Vret renversé par symétrie horizontale.

Ces exemples permettent de situer précisément l’apport scientifique d’Émile Javal et l’emploi de la théorie d’Helmholtz: la gravure des caractères d’imprimerie consiste à tailler dans le métal «des signes» qui seront le vecteur de nos sensations. Les graveurs ne se préoccupent pas de la conception idéale, ou abstraite, de la lettre appliquée ensuite à tous les corps. Ils agissent plutôt sur la perception du lecteur en adaptant leur manière de graver le poinçon au corps du caractère. Le fashion général est moins essential que l’obligation de lisibilité physiologique43, contraignant aussi les graveurs à tailler des formes aux contrastes parfois extrêmes:

En effet, un jambage de lettre n’est autre selected qu’un rectangle noir tracé sur fond blanc. Or tous les physiciens savent qu’un pareil rectangle, vu de loin, ne parait pas précisément tel qu’il est; l’irradiation a pour effet, non seulement d’en réduire les dimensions apparente, mais encore d’en arrondir les angles. Les choses se passent évidement de même pour un rectangle de petite dimension, vu à la distance la plus courte de la imaginative and prescient distincte. Si nous voulons donc que les jambages nous paraissent terminés bien carrément, il faut renforcer les angles.

On peut en déduire que cette façon de graver les caractères, malgré la trempe très dure de l’acier fondu Huntzmann, a contribué à fragiliser les poinçons. À l’image de ce chiffre «7» dont l’empattement supérieur s’est entièrement désolidarisé du reste du dessin de la lettre, le rendant totalement inutilisable pour la frappe des matrices.

Read more

Comments